BABEL
(Sur le CD 5 et sur le CD9)
5_4-Canon babélien
5_6-Dispersion des langues
5_8-Malédiction de Babel
5_9-Grand hymne de Babel
9_6-Et qu'en dit l'architecte ?
9_7-Malédiction de Babel(ébauche)
9_8-Canon babelien (guide-chœur didactique)
BABEL
Les faire chanter ensemble !
Cette idée folle m’est venue non pas au sommet d’une tour, mais dans un sous-sol sans lumière naturelle du dix-septième arrondissement de Paris. Les langues s’affrontaient les unes contres les autres, résonnaient contre les parois en béton brut malgré l’isolation symbolique des soixante dix postes téléphoniques.
C’était au début des années 90. Le mur de Berlin venait à peine de tomber et l’Union Européenne était encore limitée grosso-modo à l’ancien bloc de l’Ouest. J’avais été chargé d’organiser un terrain téléphonique international par l’institut de sondage pour lequel je travaillais. Une Europe réduite à une trentaine de personnes servant une douzaine de langues. En général des étudiants, mais aussi des artistes, des retraités et des itinérants au statut bidonné. Dans la pratique, une confrontation de mentalités imposant une gymnastique constante dans la gestion de ce groupe bigarré. Des problèmes insurmontables apparaissaient chaque jour. D’ordre salarial. Sur l’heure de la pause déjeuner. Sur l’accessibilité impossible de certaines cibles pour des raisons éthiques, voire ethniques. Babel vécue en direct. Rêve ou cauchemar ?
Le déséquilibre de la stéréophonie était permanent. Les « kalimera» mâchonnés du petit grec barbu s’empalaient sur les phonèmes cristallins de sa voisine norvégienne, les mitraillades ensoleillées des ragazzi d’un clan de siciliens obligeaient un géant teuton à hausser le ton dans son microphone, ce qui avait le don d’exaspérer sa collègue flamande qui le réprimandait dans un sabir polyglotte et fortement gutturalisé. Le tout créant une diversion adéquate à la jeune écossaise punky, aux bas résilles en lambeaux, pour qu’elle puisse s’adonner à des commérages débridés avec ses confidentes d’Outre Manche, son carnet d’adresses grand ouvert, alors qu’elle était censé en principe, interroger les sujets de sa gracieuse Majesté sur l’image de l’aluminium et le recyclage des canettes de bière usagées. Pour corser l’affaire certaines langues étaient représentées ici par des personnalités ultra marines (dont les permis de séjour restaient soumis à caution…). Une passionaria révolutionnaire vénézuélienne en treillis militaire pour l’espagnol. Pour le portugais, un éphèbe brésilien désabusé (mèches décolorées vert pomme et sexe assez mal déterminé). L’inévitable Yankee de service à chemise à carreaux. Suite à une défection de dernière minute, pour compléter cet échantillonnage linguistique, je n’avais réussi à embaucher à l’arraché pour le danois qu’un jeune cinéaste groenlandais, de passage à Paris pour la promotion de son court-métrage. II s’était présenté à moi, ses bobines de films sous le bras. Il a d’abord lu le questionnaire que je lui tendais à haute voix et en version originale pour me prouver qu’il était vraiment un locuteur fiable. Puis après une longue pause, il a sans doute jugé que le sujet traité était contraire au courant naturel de la dérive des icebergs. Je l’ai vu disparaitre en emportant le questionnaire et ses bobines de films. J’ai cru un moment qu’il était juste parti se dévêtir de sa parka polaire dans le vestibule d’entrée. Mais il n’est jamais réapparu !
Huit heures par jour de ce régime ne pouvait pas me laisser intact. La nuit, le « réseau Babel » (ainsi avais-je baptisé officiellement cet incroyable commando linguistique) venait me hanter. Je passais d’un état d’anéantissement où des pulsions xénophobes et assassines pointaient honteusement leurs canines carnassières à des visions de grande fraternité œcuménique. Les faire chanter ! Harmoniser tout ça ! Ce brouhaha vocal, ce brouet de sons de gorges, cet éventail de timbres aux couleurs disparates… cette matière première originale, originelle de la communauté humaine. Limitée à la petite Europe, certes, mais pouvant servir de brouillon en vue d’édifier une immense fresque sonore aux voix de la planète, un chœur mondial, en soixante dix langues ou plus… En général un réveil matin strident venait mettre un terme à ces divagations nocturnes. Mais…
Mais, l’idée de construire ma petite tour de Babel faisait son chemin. D’abord le gros œuvre. Des piliers. Des piliers syllabiques pour faire tenir l’édifice ! Des syllabes communes ou tout au moins phonétiquement voisines à toutes les langues traités et servant de relais harmonique :
Vivre seuls
Wir müssen
See the sun
Corrazon
Disperzionee
Les belligérants du sous-sol, en répondant à mes petites questions insidieuses sur un problème de syntaxe ou de prononciation se référant à leur langue maternelle, ne se doutaient pas qu’ils étaient en train de participer à la construction de l’édifice…
Dans ce challenge, il fallait également que l’on s’exprime dans la langue d’Avant. D’avant la malédiction ! La langue originelle. Celle qui devait conduire à la « Bab El » La porte de Dieu.
Pour rester dans une logique bien européenne, j’eus l’idée d’aller me servir pas très loin de chez nous. La seule langue préexistante aux grandes invasions indo-européennes existait à portée de chœur : l’Euskara. Autrement dit le Basque. Cet Idiome déconcertant. Douze cas de déclinaisons (*). Il n’y avait qu’à venir butiner dans sa grammaire et sa structure agglutinante. Décliner le mot Babel à l'infini. Et en faire canon à 6 voix :
BABELEN, BABELEKO, BABELI,
BABELERAT, BABELERIN, BABELIK,
BABELEKIN, BABELI, BABEBELITZAT, BABELITIK.
Bien sûr, le temps que je couche sur papier ce grand délire de schizoïde en puissance, mon beau réseau Babel s’était dissous. Les étudiants repartis vers leurs pays d’origines. Me laissant seul avec mon canevas péniblement tissés de double-croches encroquevillées et de syllabes en manque de gosiers pour les faire sonner comme il faut.
J’ai donc enregistré toutes les voix moi-même et en toutes les langues. En pestant de temps en temps contre ce « moi » voisin qui ne tenait pas le ton correctement sur la partie soprane ou cet autre bâtard de « moi » qui prononçait l'italien avec un accent parigot à faire pleurer de rire un pizzaiolo d'opérette.
(*) Pour les linguistes confirmés : génitif possessif, génitif locatif, datif, additif, actif, unitif, médiatif, prolatif, limitatif). A bon entendeur salut, shalom, salam !
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