LLes pérégrinations musicales et souvent marécageuses de Pêrig Mahet

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LE PASSAGE DES MOUSQUETAIRES


Le passage des Mousquetaires n'existe plus.

Ecrasé sous les milliards de tonnes du Ministère des Finances depuis bien longtemps. Il a fallu que je trouve cette photo perdue, échouée au milieu d'une banque d'images numérisées pour que se déclenche l'effet boule de neige. Une avalanche d'images mentales. Du noir et blanc on passe à la couleur. Les visages oubliés reprennent vie…

Le passage des Mousquetaires était étroit. A peine carrossable. Il reliait le quai de la Rappée à la rue de Bercy. En son milieu, il y avait une autre voie, tout aussi mal pavée, qui aboutissait dans l'arrière-cour de l'épicerie du Père Michel. Nous autres, les gamins du quartier, on appelait ça le petit passage. C'était là qu'on allait jouer en général. Il y avait un fabricant-de barriques destinées aux entrepôts de Bercy. Dans ce dépôt à l'air libre, on y inventait des forteresses. Des planques. Des mondes…On s'y battait à l'épée avec les bouts de vieux tonneaux, rougis par « Le sang de Bercy ». Autrement dit par la vinasse. Les Mousquetaires ? Oui ; c'était nous !

C'est suite à une émission de télévision consacrée à Serge Reggiani diffusée il y a quelques jours que j'ai entamé ces recherches d'images. Je voulais savoir s'il existait une photo du salon de coiffure de Ferrucio Reggiani. Le père de Serge. Malheureusement, du quartier de cette époque, je n'ai pu grappiller sur Internet que cette vue emblématique du passage des Mousquetaires, à deux pas de chez lui. Mais du salon de coiffure, aucun cliché ! Niente !.

En fait, « salon de coiffure » n'est pas vraiment le terme approprié, vu le quartier. Nous, on disait juste « Chez Reggiani ». Ça suffisait. C'était une bâtisse à un seul étage située dans une portion de la rue de Bercy déserte de tout autre immeuble d'habitation. Sur environ cinq cent mètres, un no man's land. D'un côté, en surplomb, sans aucun accès, les ateliers de réparation de la gare de Lyon. De l';autre l'immense usine du Chauffage Urbain avec ses six énormes cheminées. Et au milieu de tout ça, l'antre du père Reggiani. Oui, c'est vrai, maintenant que j'y repense il y avait un bistrot juste à côté. Auvergnat, cela va de soi. Bistrot où les ouvriers du Chauffage Urbain allaient boire des coups après le boulot. Moi, je n'y ai jamais foutu les pieds à cette époque. Beaucoup trop jeune. Je devais avoir cinq ou six ans au milieu des années cinquante. D'ailleurs c'est mon père qui m'accompagnait pour me faire couper les cheveux. Plus rarement ma mère. Mon père aimait bien discuter avec le père Reggiani. Je ne me rappelle plus de quoi ça causait. De toute façon le père Reggiani avait de la bouillie dans la bouche. Moi je ne le comprenais pas. Mais mon père faisait des efforts et traduisait dans sa tête les italianismes et rabotait probablement au passage les i et les o distribués ici ou là en queue de mots. En plus ce devait être des sujets sérieux auxquels je n'avais pas accès à cet âge. Mais des fois ils se marraient bien ensemble. Ca se relâchait. Il arrivait même au père Reggiani de laisser peigne et ciseaux en suspend au-dessus de ma tête le temps d'en raconter une bien bonne. Je n'avais jamais vu beaucoup de client dans sa boutique. Essentiellement des ouvriers d'à-côté. Je me souviens qu'il faisait aussi la barbe. Je l'avais déjà vu affûté son grand rasoir avant de travailler le menton d'un compatriote. Moi, en tant que client, j'étais privilégié. J'avais droit à quelques coussins supplémentaires sous mes petites fesses pour m'élever à une hauteur à portée de mains. Il y avait des journaux partout étalés par terre. Autour du fauteuil.(Il s'en servait pour ramasser les cheveux coupés tombés par terre). Je ne pouvais pas encore lire à l'époque. Mais je savais pourtant que c'était de la presse italienne. On n'avait pas de journaux comme ça chez nous. Des Gina Lollobrigida à chaque page. Lollobrigida, c'est un nom qui faisait marrer tout le monde à l'école. On disait même « cette fille-là, elle a de gros Lollobrigida ! ». Et puis il y avait aussi empilées sur une chaise des revues de cinéma en veux-tu en voilà. Je pense qu'il avait mis en évidence celles on l'on voyait la tronche du fiston. Sergio. Le beau Serge. Depuis Casque d'Or avec la Signoret, c'était déjà une vedette. Il passait rarement à la boutique, le Sergio. Trop peu disait son père. Nous on a vu le voir deux ou trois fois. Je me souviens d'une 4 cv couleur vert pomme qu'il avait garée en face. Il était passé en coup de vent au moment nous sortions. Il nous avait salués. Papa s'en était ensuite vanté plus tard, au diner familial. Il avait dû dire « Il est sympa, il nous a dit bonjour ! . Il a même tendu la main au gamin». Le gamin c'était moi.

Beaucoup plus tard, le grand gamin a « fait » Mai 68. J'utilise le mot « faire » comme ces touristes qui disent, « On a fait la Turquie l'été dernier. Il y avait des choses vraiment pittoresques. Mais dans l'ensemble, c'est un peu surfait sur la côte. Beaucoup trop d'allemands sur les plages. On ne voit qu'eux ! ».

Mai 68 pour moi, c'est une longue nuit à la Sorbonne. Un gars s'était installé au piano dans le grand amphi et jouait « Summertime » de Gershwing pendant qu'on somnolait, avachis sur les bancs. Je ne suis pas étudiant. Je travaille temporairement dans une maison de transports. Calberson. Les trains de marchandises sont bloqués sur place à cause de la grève. Les denrées périssables sont bradées à prix coutant. Je livre des sacs de patates à la Sorbonne sur ma mobylette. En plus j'ai mon brevet de secouriste. Les révolutionnaires m'ont donc donnés un brassard qui me sert de laisser passer dans les zones sous contrôle estudiantin. 

Mai 68, c’est Léo Ferré qui chante à la Mutualité le 10 mai au soir. A la sortie du concert, des gars distribuent des manches de pioches et haranguent les camarades spectateurs les invitent à monter vers la Contrescarpe pour y dresser des barricades. J'y monte. Les mains nues. Je passe devant une rangée de CRS. Ils sont statiques. Ils attendent les ordres. Des étudiants les narguent. Les CRS puent la vinasse. Ils sont tous bourrés. Ils ont des tronches de gars de la campagne débarqués fraichement dans ce Paris dont ils ne connaissent ni les us, ni les codes. En face d'eux, des « biens nés ». Des urbains. « Des gueules de fils de petits bourgeois qui se dissipent » pensent-ils. « Il va falloir leur cogner dessus. Mais pas trop. On a eu des consignes du préfet de Paris, Maurice Grimaud. Il y a des fils de notables là-dedans. Surtout pas trop les amocher. Surtout la gueule ! Tapez plutôt dans le bide ! Ou les couilles ».

Drôle de boulot ! Vers minuit une fusée rouge est partie dans.la ciel. Le signal. Il faut y aller. Ca flambe de partout. Les CRS chargent. Des pavés giclent. Les bombes lacrymos répondent. Je suis enfumé. Je pleure. Et j'ai peur. Une peur panique. J'ai vu un gars la gueule en sang. Hurler de douleur. Je me casse. La trouille au ventre. La trouille de crever là. Seul. Abandonné, héros inutile d'une cause floutée par mes yeux en feu. Pas très glorieux, je retire mon brassard de secouriste et déserte le champ de bataille. « Mourir pour des idées, mais de mort lente ». Avec ma petite chanson de Brassens j'avais l'air un con, ma mère. Devant cette révolution printanière. Je redescends vers Bercy. Vers le bercail. Papa, Maman. Mon lit m'attend.

Mai 68, c'est aussi le flop aux grilles des Usines Renault à Billancourt. Les étudiants et les ouvriers face à face. Et moi au milieu, pourrais-je dire. Ni étudiant, ni ouvrier, observateur. Un dialogue de sourds-muets. J'essaye de comprendre ce qui se passe. Je pose des questions. Aux uns. Aux autres. Il ne se passe rien. Je retourne chez mes parents. Mon lit m'attend.

Mai 68, c'est le cours Florent. Je n'ai pas de vocation particulière. Je suis ici en observateur non belligérant. Encore ! C'est mon ami Jean-Jacques, le petit fils de la concierge de la rue de Bercy, qui m'a trainé là. Probablement pour avoir un collègue de caste. Un gars de Bercy comme lui. Car là-bas, sur les contreforts de Montmartre, c'est du beau monde. Il y a des codes qu'on ne connait pas, nous autres, dans les bas quartiers. On dit même qu'Il y a une fille de ministre, Corinne Gorse. Qui deviendra plus tard Kriss, la voix fétiche de FIP, la radio parisienne des automobilistes bloqués sur le périph Il y a déjà des vedettes confirmées : Jacques Weber et Francis Huster qui passent de temps en temps. Pour se faire mousser par les jeunots. Il y a Maxime Le Forestier qui a décidé de ne plus chanter en duo avec sa sœur. Et qui a besoin de parfaire le jeu de ses mâchoires avant d'entamer une carrière solo de guérillero homologué par le Show-Biz. On aura le temps de s'échanger quelques vieux plans guitare au bistro d'à-côté. Il m'avouera que son obsession est de rencontrer Brassens. De faire partie de sa bande. Jouer la carte du fils spirituel.

Au cours Florent, Il y a aussi beaucoup de « gueules » qu'on apercevra plus tard dans des seconds rôles éphémères et qui disparaitront à jamais des écrans radars.

Mais n'oublions pas le Maître, François Florent. Il interpelle. Il flatte ou il casse. Il invective. Il monte sur scène quelquefois pour montrer la posture adéquate dans le rôle traité. Je le vois une fois fermer toutes les lumières pour aider une jeune fille un peu trop effarouchée à utiliser des mots crus sans vergogne. Florent dit : « Baises moi ! Prends moi toute ! Donne-moi la, ta grosse pine ! ». La fille doit répéter tout ça dans le noir. Avec conviction. De plus en plus fort. Car Florent dit qu'il est sourd. Qu'il n'entend rien. Puis il rallume la lumière d'un seul coup. La jeune fleur bleue est prise en flagrant délit au milieu d'une phrase salace. Elle retourne à sa place en se cachant le visage. Le public pouffe de rire. Moi, j'ai un peu pitié. Je ne comprends pas qu'on force les gens à être ce qui ne sont pas. Un anti-comédien, quoi !

Quelquefois Florent sort une boutade en allemand. Il y en a deux ou trois qui se marrent- dans la salle. L'allemand a probablement un effet sélectif. On repère les gens vraiment cultivés. L'anglais est trop vulgaire. Car trop connu. Le latin trop « old school ».

Mon ami Jean-Jacques, lui, est souvent moqué. Il a des tics de langage qui trahisse son appartenance au bas-peuple. Florent lui pose des questions perverses de culture générale. Il sert d'étalon-cancre. Jean-Jacques s'en sort toujours par une pirouette. Il en souffre mais ne laisse rien percevoir. Il reste persuadé qu'il y a un créneau pour lui dans ce monde de la frime. « C'est sûr. Il ne peut pas n'y a voir que des jeunes premiers. Il faut des rigolos et des méchants. Des mecs qui rotent. Moi, je sais roter sur commande. Eux ça risque pas ! ».

Moi j'assiste à tout ça en touriste béat. Je me dis qu'artiste, c'est bien plus facile que le croyais. Il s'agit surtout d'une posture. Une façon d'être. Et puis quelques copains bien placés qu'il faut faire marrer. Et qui vous emmènent dans les soirées où tout se décide. Mais, pour l'instant, c'est comme la révolution. Je ne suis pas mûr. Moi Je retourne chez mes parents après les cours. Mon lit m'attend. Mais mes rêves de lendemain restent modestes.

Mai 68, c'est enfin Serge Reggiani. Pour nous le fils du coiffeur. Au moment même où les pavés commencent à voler au quartier latin, il y a cette voix. Ce comédien reconverti sans préavis dans la chanson. Et quelle chanson ! Le mot poésie qui pour moi avait la couleur grisâtre des récitations scolaires se met à jaillir. A fleurir. Prévert. Rimbaud. Verlaine. En introduction aux textes de Dabadie, Gougaud, et Moustaki. A contrecourant des niaiseries de la variétoche et du « twist again ». Ces chansons, Je les chante toutes. Ma Liberté. Sarah. Paris ma rose, Les loups…

Et puis gauchement, j'essaye, moi aussi d'écrire du texte. De garnir mon brass-picking de paroles. Pas toujours en bon français, mais en beau français. Celui qu'on parle dans les entrepôts de Bercy. Au milieu des tonneaux de vinasse. Et dans les ateliers de ferraille du passage des Mousquetaires. D'ailleurs je l'emprunte désormais tous les jours ce passage. Pour aller de chez mes parents, où je passé diner, à chez moi. Je dis bien chez moi. Car je viens de louer une chambre de bonne à une compagnie d'hommes-grenouilles. Sur le quai de la Rappée. J'ai une belle vue sur la Seine. Probablement la même que celle du Ministre des Finances aujourd'hui. Mon nouveau lit m'attend.

A l'heure où je rentre, le passage des Mousquetaires. Est désert. Je peux donc y tester ma voix avec force. Elle résonne bien. Je peux y chanter à tue-tête :
- Ma liberté, longtemps je t'ai gardé, comme une perle ra-aareuuh ! Ma liberté, c'est toi m'a aidé, à larguer les ama-aareuuuh !
Dans mon nouveau  lit, les rêves ont changé de couleur.

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