LES PETITS AIRS DE REZVANI
Les Années Lumière. On m’avait prêté le bouquin. A l’époque, trop pauvre pour acheter des livres neufs. Et celui-ci apparemment l’était. Belle édition. Avec le bandeau rouge de l’éditeur. Y faire attention. Se laver les mains avant de l’ouvrir. Et se servir d’un marque-page, s’il vous plait ! Surtout pas le poser à plat, grand ouvert, comme d’habitude. Le préteur était un peu maniaque. Eviter aussi de le laisser sur la table de la cuisine. Pour les tâches de gras.
A cette époque, en plus, je ne lisais pas trop. Mais ce bouquin là « parlait » parait-il de gens et de lieux que l’on connaissait. L’auteur, Rezvani, habitait dans une maison dans le fin fond de la forêt. Au bout d’une piste en cul de sac. A cinq ou six kilomètres du village. Un endroit où l’on allait rarement. Car passé le goudron, il n’y avait pas vraiment d’aboutissement à ces entremêlements de drailles éparses. Quelques fois il nous arrivait, à nous autres, marginaux, d’aller rôder par là-bas au moment des châtaignes. On avait le droit de ramasser ce qui était sur le chemin. Mais les paysans n’aimaient pas ça qu’on leur « volent » leurs castagnes. Souvent ils nous engueulaient très fort. Nous menaçaient. Parfois même, ils nous montraient le fusil. Un accident était si vite arrivé !
Le bouquin évoquait donc un peu tout ça. Les paysans du coin. Le pays qui se meurt. Vendu aux promoteurs de la côte. Du moindre bout de cabanon reconverti en villa pour nantis. Avec l’inévitable piscine adjacente creusée dans le schiste avec l’argument irréfutable que cette belle eau bleue pouvait s’avérer précieuse en cas d’incendie dans la garrigue. Un incendie que certains, disait-on aurait été trop content de voir arriver. Pour effectuer de fructueuses affaires immobilières.
Le prêteur m’avait déjà fait un « digest», comme disent les américains, un pré-mâchage en règle. Le prêteur était aussi un gros causeur. Mais il ne m’avait pas dit que Rezvani s’était également fait appeler Cyrus Bassiak. Le nom ne m’a dit grand-chose bien-sûr, lorsque je l’ai lu en quatrième de couverture. Mais les titres des chansons composées par lui pour Jeanne Moreau se sont subitement mis à tourner dans ma tête: " Le tourbillon de la Vie", "J’ai la mémoire qui flanche"... Des petits airs simples. Des airs…Oui des airs. Le mot est juste. L’air ! Ce bouquin « sonnait » subitement sur un air connu. Avant même d’être lu.
Lu il fût donc. Presque entièrement. La vie de Rezvani avec sa femme Lula. Son amour éperdu pour elle. Le bonheur. Dans cette maison au fond des bois. La maison s’appelait "La Béate". Rezvani l’avait acheté à un général à la retraite. Entre les deux hommes si différents, que tout aurait dû éloigner (l’ancien de la Légion et l’artiste germanopratin aux origines douteuses*), le courant était curieusement passé pourtant. Le militaire voulait que ce soit lui, et lui seul, l’acquéreur de la "Béate".
J’approchais de la dernière page du livre lorsque par un concours de circonstances tenant de la prestidigitation, je me retrouve quelques jours plus tard plongé en immersion totale dans les pages du bouquin. Partie intégrante du papier et de l’encre. En clair : attablé chez Rezvani. En face de sa femme. A la "Béate".
- Il fait un peu froid, chérie, je vais faire un petit feu !
C’est vrai ,on est presque en hiver. Mais le ciel dehors, au travers des châtaigniers est d’une pureté incroyable. Nuit lumière au milieu des Années lumière. Dans la pièce où nous mangeons, il y a une grande toile représentant une plage. Et quelques baigneurs qui s’y prélassent. Rezvani m’explique qu’au début la plage était entièrement déserte. « Chaque possesseur de la toile a rajouté son ou ses baigneurs.
- Moi j’ai peint celui-ci. Et aussi celui là !
Rezvani m’explique alors qu’il désirait, lorsqu’il s’est installé ici, être peintre. Que la musique est venue à lui pratiquement par hasard. Qu’il ne connaissait que deux accords à la guitare lorsqu’il a composé la chansons du film "Jules et Jim" pour François Truffaut. Qu’il est allergique au solfège et qu’il aurait même besoin de quelqu’un pour lui écrire ses partitions afin de pouvoir les déposer à la Sacem.
Il empoigne alors sa guitare et me fredonne un "petit air de rien du tout" où je reconnais sa fibre créatrice et m’imagine en arrière-plan, la voix chaude et inimitable de Jeanne Moreau "emphrasant" la mélodie.
- J’ai fait des progrès, celle-ci a au moins quatre accords ! s’excuse-t-il en reposant l’instrument.
Devant moi, sa femme Lula dégoupille un large sourire en s’adressant à moi :
- Tu vois, c’est très simple. Tu n’auras aucun problème pour mettre ça sur papier !
Comment résister ? Et leur avouer que moi aussi, côté solfège, ça bredouille un peu… ?
Quelques semaines plus tard pourtant, le travail est déjà bien avancé. J’ai investi dans du beau papier musique bien épais et recopie au propre la quinzaine de titres que Rezvani m’a enregistré sur une bande magnétique et dont j’ai extrait l’armature harmonique. Entre temps, j’ai beaucoup révisé les histoires de bémols à la clé, et de bécarres qui les pulvérisent au passage. Ce matin là, je travaille sur une chanson qui s’appelle " Heureux celui qui meurt dans son lit ".
Mais j’ai du souci. Pourtant la musique n’est pas plus complexe que les autres. Mais quelque chose me rend mal à l’aise avec ce titre là. Il est dix heures. Nous sommes le 26 décembre 1974. Si je m’en souviens c’est qu’à ce moment précis, à Paris, mon père ne meurt pas dans son lit. Mais au fond de son parking. En poussant sa voiture récalcitrante. Crise cardiaque. Fatale.
- Con dolore ? Perdendosi ? Morendo ? Disperato ? C’est quoi déjà le terme approprié pour mettre au début de cette partition là ?
Un printemps plus loin, après ces tristes événements, je surprendrai Rezvani et sa femme, tôt le matin, au village. Ils suivent un corbillard. Ce sont les rares civils présents. Le reste du cortège est composé d’un détachement de légionnaires, marchant selon leur coutume au pas lent et cadencé traditionnel de la Légion. A leur suite, un florilège d’anciens combattants, le poitrail lourdement lesté de médailles de guerre et breloques multicolores. Fermant le groupe, donc, le couple Rezvani et deux ou trois figures locales.
En bon professionnel de la musique (que je pense être bien-sûr devenu après quelques semaines de travail, pour moi, intensif), je me mets à compter stupidement le nombre de pas des légionnaires à la minute. S’ils sont en règle ce doit être 88 pas (au lieu de 120 pour le régime général et 140 pour les chasseurs alpins). Je regarde ma montre. 94 pas. Pas si mal sans fanfare pour les accompagner sur l’air de « Ah ! t’auras du boudin ! » et compte tenu du conducteur du corbillard qui n’est pas censé avoir un métronome intégré sur son tableau de bord. Au regard suspicieux qu’il m’a lancé, Rezvani, lui, a cru que je l’observais. Pour me moquer sournoisement. Et rapporter ça à mon entourage de soixante-huitards patentés pour en faire ses choux gras.
- Tu m’as vu l’autre jour à cet enterrement fasciste ?, me demandera-t-il quelques jours plus tard chez l’épicier comme pour se dédouaner.
J’ai du lui répondre que marcher à 94 pas à la minute en effet n’était pas très réglementaire en terme de rythmique légionnaire. Mais je ne lui ai pas dit à l’époque que j’avais admiré son courage, dans cette période du politiquement correct gauchisant. Le courage d’avoir affronté le qu’en-dira-t-on des bien pensants pour venir saluer et remercier une dernière fois son ami le Général. Celui à qui il devait d’habiter la Béate. Celui à qui il devait d’avoir ainsi connu le bonheur sans égal des Années Lumière.
Mon père, lui aussi, pensait franchement à droite. Mais c'était avant tout mon Papa.
* Serge Rezvani est né en Iran en 1928. Son père était Iranien, sa mère était émigrée russe. Son pseudonyme Cyrus Bassiak rend hommage à ces doubles origines. Cyrus est l'empereur Perse (qui libéra les Juifs de leur exil à Babylone) et Bassiak signifie "Vagabond" en russe.
Lula est décédée en 2004 après 50 ans de vie commune avec Rezvani.